Texte retranscrit de l’article « Les MIAMs, ou l’histoire d’une communauté ouverte » édité dans Reflets de la Physique n°12, 2008 (Version pdf).
Étienne Guyon (Professeur émérite, PMMH, ESPCI) et Daniel Bideau (Professeur émérite, Université de Rennes 1).
Les méthodes de la physique statistique ont rencontré la physique du solide dans ce que l’on a qualifié de matière mal condensée. Les résultats obtenus ont trouvé un prolongement dans des situations de désordre à plus grande échelle : matériaux granulaires ou poreux, colloïdes et suspensions, gels…
Les deux encarts de cet article, ainsi que les deux articles suivants de ce numéro, en donnent des exemples (voir version pdf). Une communauté ouverte s’est constituée autour des MIAMs (milieux aléatoires macroscopiques) il y a une trentaine d’années et reste bien vivante et renouvelée dans la diversité des thèmes traités. Son histoire montre l’impact de structures légères et ouvertes.
La physique des solides a connu après-guerre un accroissement considérable. Dans les années 1970, plusieurs rapports de prospective accom- pagnent ses développements, en recomman- dant aussi bien des actions tournées vers les applications des matériaux (J. P. Causse) que des études fondamentales (J. Friedel). L’utilisation de l’ultravide et de spectroscopies fines permet alors de mieux connaître les solides « propres » (monocristaux, surfaces propres à l’échelle atomique). Dans le même temps, le développe- ment d’études sur les amorphes et les verres, la découverte de la localisation quantique, l’utilisation de la percolation et des fractals ouvrent la physique vers les milieux désordonnés. De Gennes, qui fut un des inventeurs de la percolation, écrit alors : « Le désordre à l’échelle microscopique est aujourd’hui un animal bien apprivoisé ; ce n’est pas le cas du désordre à l’échelle macroscopique. » Des Écoles des Houches sur la matière mal condensée (1978) et sur la physique des défauts (1980) contribuent à ouvrir cette porte.
C’est avec la complicité de Pierre-Gilles et profitant d’une réorganisation engagée à la suite d’une crise universitaire à Marseille (1973) que, avec notre laboratoire de l’ESPCI puis avec le Groupe Matière Condensée et Matériaux de l’Université de Rennes, nous avons mis en place cette communauté des MIlieux Aléatoires Macroscopiques (ou, plus brièvement, MIAM), très active depuis près de trente ans. Nous avons profité, récemment, de la fin du GDR MIDI (milieux dispersés) en 2008 – héritier direct des premières structures – pour faire un point détaillé sur ces trente ans d’histoire dans La revue pour l’histoire du CNRS [1]. Nous en avons profité pour rassembler et classer au laboratoire IUSTI (Université de Provence) l’ensemble des archives scientifiques et administratives complètes de cette aventure.
Figure 1. Quelques exemples de milieux aléatoires macroscopiques. (a) Visualisation par élasticimétrie des chaînes de forces dans un empilement de cylindres transparents sous contrainte. (Document F. Melo.) (b) Agrégat formé par des particules de cire flottant sur une surface liquide. (Document M. Cloitre, C. Allain.) (c) Fissures produites par le séchage d’une couche d’argile. (Document K.J. Maloy.) (d) Dune en croissant (barkhane). (Document F. Rioual.) (Voir aussi en couverture l’image d’une coulée de sable en avalanche.) En haut de la page : Simulation numérique de la structure d’un empilement de sphères de deux diamètres différents. (Document P. Richard.) Deux autres exemples sont les particules en suspension dans un liquide (article pp. 8-11) et les polymères renforcés par des particules (article pp. 12-15).
Les thématiques ont bien évolué au cours de ces années. Au début, on trouve surtout des applications de la percolation : propriétés de transport et mécaniques de structures composites, physico-chimie des gels, hydrodynamique des poreux… Les thèmes ont évolué ensuite vers des systèmes où le désordre se modifie sous les sollicitations imposées, comme les milieux granulaires dont la géométrie – en particulier celle des contacts – dépend des contraintes appliquées. Les recherches qui se développent alors impliquent des communautés variées : génie chimique, matière molle, métallurgie, géophysique et hydrologie. Mais l’étude de la matière divisée (les granulaires) reste une constante à travers ces évolutions. La mécanique des milieux continus, vue par des physiciens et spécialistes des matériaux, y a aussi toujours été très présente.
Plutôt que de résumer cette longue aventure, soulignons-en quelques caractéristiques, qui peuvent être utiles dans d’autres entreprises du même type.
• Une unité de site (le VVF de Carry-le- Rouet, où se sont tenues quasi annuelle- ment des rencontres de trois jours pendant près de trente ans).
• L’investissement personnel de Pierre- Gilles de Gennes (qui a participé à une dizaine de rencontres) et, également, à chaque rencontre, de scientifiques de haut niveau, souvent issus d’autres domaines (J. Villermaux, D. Stauffer, J. Hinch, J. Jenkins…), qui ont ouvert cette communauté à partir d’un groupe de départ (R. Blanc et les deux auteurs de cet article).
Le noyau dur initial de participants s’est renouvelé progressivement au cours du temps. Il est tout à fait remarquable que la moyenne d’âge actuelle soit restée la même qu’à l’origine : cela indique un renouvellement très fort de la communauté, qui a pourtant conservé un même style et un intérêt constant pour les applications des systèmes en désordre.
Figure 2. Réunion, pendant la rencontre de juin 1998 à Carry-le-Rouet, de plusieurs responsables de l’action MIAM à l’occasion d’un cadeau remis à Robert Blanc (professeur à l’IUSTI) qui l’a pilotée à Marseille. De gauche à droite : Étienne Guyon, Robert Blanc, Pierre-Gilles de Gennes, Daniel Bideau et Jeanne Pullino.
Les rencontres rassemblent et brassent annuellement une quarantaine de scienti- fiques, allant du doctorant au professeur au Collège de France ou dans une université anglo-saxonne. Le style très informel et, à première vue, peu organisé a favorisé une participation très active des jeunes.
L’organisation autour d’une même structure administrative à Marseille (avec l’efficace et souriant soutien de Jeanne Pullino tout au long de la trentaine d’années de ces rencontres) a permis un fonctionnement léger au plan administratif et avec des budgets modestes accordés par le CNRS et le ministère de la Recherche. Sans être en compétition avec des Écoles du type les Houches et Cargèse, auxquelles ont d’ailleurs contribué nombre des membres de cette communauté, le style beaucoup plus souple et la continuité pluriannuelle de l’esprit des rencontres, par-delà le renouvellement des thèmes année après année, a permis un très grand brassage et la constitution facile de collaborations sous forme de projets d’études, de visites, de contrats, d’obtention d’emplois et de stages. Ceci n’a pas empêché l’organisation de nombreuses écoles thématiques ouvertes à une communauté plus large [2].
L’action des rencontres MIAM a été accompagnée successivement par des actions thématiques programmées du PIRMAT dirigé par J. Hanus entre 1980 et 1990, et par les GDRs « Physique des Milieux Hétérogènes Complexes » jusqu’en 2000 et « Milieux dispersés » (MIDI) ensuite. Ces actions, sous des directions diverses, ont également largement contribué à soutenir cette communauté, aussi hétérogène que les milieux qu’elle étudie !
La gazette « info miam », diffusée sur support papier et, elle aussi, produite de façon artisanale et à la demande, a paru continûment depuis 1980. Elle a été remplacée vers 2000 par une gazette électronique (toujours appelée « info miam »), qui est diffusée aujourd’hui à plus de 200 inscrits.
On pourrait poser la question des applications pratiques tangibles de ces années d’activité. L’étude des nouveaux bétons, par exemple, a utilisé les résultats sur les problèmes d’empilements de grains ; celle de la dynamique des dunes, des études d’avalanches (image de couverture) et de transport éolien de grains. Les milieux pétroliers et d’hydrogéologie ont bénéficié de la meilleure connaissance des milieux poreux et fissurés. Les études de surfaces et d’interfaces rugueuses ont permis des progrès sur la compréhension du mouillage et de la friction… Un point d’orgue a été l’article collectif du GDR MIDI sur la rhéologie des écoulements granulaires denses [3], qui est bien cité au niveau international. Mais il faut aussi souligner l’action pédagogique constante à travers des écoles de formation, des livres, des expositions itinérantes qui ont toutes connu un grand succès…
Les MIAMs viennent d’être renouvelés par le lancement de nouveaux programmes [4]. Sans doute, les thèmes ont fortement évolué, tout en restant centrés sur la matière en désordre ; les acteurs principaux sont aussi, pour une bonne part, nouveaux. Mais une même vision de cette physique légère, soucieuse d’applications « à la de Gennes », est toujours présente.
Références
[1] Daniel Bideau, Étienne Guyon et Jeanne Pullino, « Le tas de sable. Du désordre qui rassemble », La Revue pour l’histoire du CNRS, N°22 – Automne 2008, pp. 32-38.
[2] Les Houches 1991, Cargèse 1994, 1997, 2005, Porquerolles 1995, 2001, 2006.
[3] GdR MIDI, 14, 341-365v (2004).
[4] GdRs MeGe (Couplages multiphysiques et multiéchelles en mécanique géo-environnementale) et MéPhy (Mécanique et physique multiéchelles)